Short Story
La Fontaine des rêves
Anthony Reynolds

La Fontaine des rêves

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La Fontaine des rêves
Anthony Reynolds
La forêt qui s'assombrissait était riche en splendeurs, mais la fille n'en voyait rien en suivant le chemin venteux sur lequel elle trébuchait.

Des insectes lumineux dansaient dans le crépuscule, laissant un sillage de luminescence, mais elle les chassa sans se préoccuper de leur grâce évanescente. Les yeux baissés, elle heurta une pierre et l'envoya rouler parmi les racines qui rampaient sur son passage, aveugle au magnifique coucher de soleil qui flamboyait à travers la canopée. Les délicats pétales violets d'une nocturnelle s'ouvrirent pour offrir son lumineux pollen à la chaleur de la soirée, mais la fille arracha la fleur en passant.

Son visage brûlait de honte et de colère. Elle souffrait encore de la réprimande de sa mère et le rire de son frère et de tous les autres la poursuivait.

Elle fit une pause, jeta un regard en arrière sur les pétales déchirés et elle fronça les sourcils. Il y avait quelque chose de familier dans tout cela… comme si elle l'avait déjà vécu. Elle secoua la tête et continua de s'enfoncer dans la forêt.

Enfin, elle arriva devant le saule fantôme sacré. Ses branches bougeaient mollement, comme des algues sous l'eau, accompagnées par le murmure musical des clochettes d'ossements suspendues.

La colère courait toujours dans les veines de la fillette avec fureur, mais elle ferma les yeux et se força à desserrer les poings. Elle respira profondément, comme le vieux maître le lui avait appris, essayant de refouler sa rage.

Quelque chose la frappa, durement, à l'arrière de la tête, et elle tomba à genoux. Elle passa une main là où elle avait été touchée et elle sentit du sang sous ses doigts. Puis elle entendit un rire et sa fureur ressurgit de plus belle.

Elle se leva et se tourna vers son frère et vers les autres, ses yeux sombres vibrant de rage. Elle se mit à haleter et ses mains se refermèrent en poings. Tous ses efforts pour se calmer venaient de disparaître en un éclair de colère. Tandis que sa rage montait en elle, envahissant tout comme une tumeur maligne, l'air autour d'elle sembla scintiller et le saule fantôme commença à dépérir. Il pleura de la sève rouge, ses feuilles noircirent en se recroquevillant.

Depuis des temps immémoriaux, la magie de cette terre avait nourri le saule fantôme, qui en retour avait irrigué la terre et ses habitants. Aujourd'hui, il mourait, ses branches souples se transformaient en os secs et cassants, ses racines se tordaient de douleur. Les clochettes grinçaient un chant funèbre. Mais la fillette n'entendait rien de tout cela, perdue dans sa fureur.

Tandis que l'arbre antique périssait, tandis que sa magie était aspirée, la gamine quitta le sol et s'éleva dans les airs. Trois sphères de ténèbres qui semblaient absorber la lumière se mirent à orbiter autour de l'enfant.

Ses tourmenteurs ne riaient plus.


Kalan se tenait sur les remparts de Fae'lor, regardant, par-dessus le bras de mer, ces Terres premières que les humains appelaient Ionia.

C'était une nuit sombre et sans lune, mais il voyait comme en plein jour. Il lui suffisait de dilater les pupilles de ses yeux félins. Parfois, la lueur d'une torche se reflétait sur ses prunelles miroitantes de prédateur nocturne.

Kalan était un Vastaya, de l'ancienne lignée. Sa fourrure était d'un rouge virant au roux et courait sur son dos en tresses complexes et imbriquées où, désormais, le gris faisait son apparition. Son visage fier évoquant celui d'un grand chat veneur était marqué par les cicatrices d'une vie de combats. Le côté gauche de cette tête était dénué de poils et portait toujours les stigmates des terribles brûlures qu'il avait subies lorsqu'il était encore un jeune guerrier. Des cornes courbes sortaient de ses tempes, gravées de runes en spirales, et ses trois queues sifflaient derrière lui dans leur protection articulée. L'armure qu'il portait était faite d'acier noxien et il portait les dons de son empire d'adoption avec réticence.

Certains disaient de lui qu'il était un traître, à Ionia et à son héritage de Vastaya, mais il n'en avait cure. Ce qu'ils pensaient n'avait pas d'importance.

La forteresse de Fae'lor était bâtie sur l'île la plus à l'ouest d'Ionia. Facile à défendre, cette place forte avait repoussé pendant des siècles d'innombrables ennemis, avant d'être submergée par l'invasion noxienne après un interminable siège.

C'était avant que Kalan n'ait rejoint Noxus, avant la bataille du Placidium où il avait juré allégeance à Swain. Avant qu'il n'ait sollicité la position de gouverneur de Fae'lor en récompense de ses services.

Les Noxiens riaient de lui derrière son dos, il le savait. Il aurait pu obtenir un poste bien plus prestigieux, mais il avait choisi Fae'lor, aux confins oubliés de l'empire.

Ils ne comprenaient pas, et cela lui était totalement indifférent. Il lui fallait être là.

Noxus n'avait pas gagné la guerre, bien sûr… mais Ionia non plus. Plusieurs saisons après la fin de la campagne, Fae'lor restait toujours sous le contrôle de l'envahisseur.

Trente-trois navires de guerre y étaient actuellement à quai, et moitié autant de vaisseaux de commerce. Plus d'un millier de guerriers de Noxus (mélange de régiments vétérans venus des coins les plus éloignés de l'empire) étaient en garnison ici, sous son commandement.

Une patrouille avançait sur le chemin de ronde. Les soldats saluèrent, le poing frappant le poitrail, et il leur répondit d'un geste du menton. Il remarqua les regards noirs qu'ils lui lançaient au passage. Ils le haïssaient autant que son propre peuple, mais ils le craignaient et le respectaient, et cela lui suffisait.

Il jeta un nouveau regard vers la mer, ruminant le passé. Pourquoi était-il ici ? C'était une question qu'il voyait dans les yeux de ses subordonnés chaque jour, et qu'il sentait ramper en lui pendant les nuits les plus noires, ces nuits où la forêt et la chasse l'appelaient. Pourtant, la réponse était simple.

Il restait ici pour continuer de veiller sur elle.


Deux silhouettes sombres, l'une masculine, l'autre féminine, émergèrent de la mer, presque invisibles, silencieuses comme la mort. Rapidement, se déplaçant comme des araignées, elles escaladèrent la coque presque verticale de la Chasseresse Pourpre, un navire de guerre noxien, et se glissèrent sur le plat-bord. Leurs lames luirent et les gardes nocturnes du bateau furent éliminés sans un bruit, l'un après l'autre. L'alarme ne fut pas donnée.

En quelques instants, les cinq Noxiens étaient morts et leur sang coulait sur le pont.

« Bien joué, petit frère », dit une silhouette à l'autre, accroupie dans l'ombre du pont supérieur. Sur son visage, seuls étaient visibles ses yeux et le tourbillon de tatouages indigo qui les entouraient.

« J'ai eu un professeur presque passable », répondit l'autre. Lui aussi était intégralement vêtu de noir et s'était accroupi dans l'obscurité. Mais au lieu des tatouages de sa sœur, sa peau n'était qu'un bloc plein de chair gravée.

« Presque passable, Okin ? » demanda-t-elle en levant un sourcil.

« Je préfère ne pas nourrir ton ego, Sirik. ».

« Assez bavardé », dit Sirik. Elle ouvrit une poche de cuir noir à sa hanche et en retira doucement un objet enveloppé dans du cuir ciré. Elle le déballa avec mille précautions, dévoilant un cristal noir.

« Est-ce qu'il est sec ? » murmura Okin.

Sirik répondit en secouant doucement le cristal. Une faible lueur orange s'alluma à l'intérieur, comme une braise qu'on attise.

« J'ai l'impression. Trouvons-lui un bon emplacement. » Elle désigna du menton la porte qui descendait vers le pont inférieur. « Préviens les autres. »

Okin approuva de la tête. Sirik progressa silencieusement vers le pont inférieur tandis que son frère retournait au plat-bord. Il se pencha et fit un signe. Sept autres silhouettes noires sortirent de l'eau et grimpèrent sans un bruit jusque sur le pont du navire, ne faisant qu'un avec l'obscurité.

C'étaient les dépossédés. Les derniers guerriers parmi ceux qui avaient servi dans la forteresse de Fae'lor, avant que les Noxiens ne les en chassent. La honte de cette défaite brûlait toujours dans leur cœur, ainsi que le désir de voir tous les Noxiens balayés de leur terre natale.

Une fois sur le pont, ils attendirent Sirik, qui les rejoignit au bout de quelques minutes.

« C'est fait », dit-elle.

Les neuf Ioniens dépossédés passèrent de l'autre côté du navire et descendirent à terre, suivant la paire qui les guidait. Ils se déplaçaient sur le quai de pierre avec la fluidité d'un courant marin, en direction de la forteresse de Fae'lor.

Ils filaient d'une ombre à l'autre, comme des fantômes, et ils atteignirent la première muraille. Terrés dans l'obscurité, ils restèrent immobiles, le temps de laisser passer une patrouille. Les guerriers noxiens parlaient dans leur langue gutturale et riaient, inconscients des Ioniens presque invisibles qui étaient accroupis à quelques mètres.

Dès que la patrouille disparut derrière un angle, les infiltrés se remirent en mouvement, escaladant rapidement la surface du mur. Avec eux, cela semblait aussi facile que de grimper à une échelle, alors que la paroi ne présentait presque aucune prise.

Sirik atteignit la première les créneaux. Elle jeta un coup d'œil par-dessus, et se replongea rapidement contre la muraille, avant de s'immobiliser, suspendue du bout des doigts. En dessous, les autres se figèrent. Puis, obéissant à ses gestes de la main, ils la rejoignirent rapidement. Elle serra un poing avant de se rétablir sur le mur. Son frère Okin l'imita. Aucun des Noxiens ne vit les deux Ioniens se faufiler derrière eux, sautant avec légèreté sur les créneaux à leur suite.

Soudain, Sirik et Okin bondirent au milieu des ennemis et les quatre gardes furent tués avant qu'aucun n'ait eu le temps de dégainer son épée.

Le dernier essaya de fermer des deux mains sa gorge dont le sang jaillissait et il chancela sur le rebord du mur. Sirik l'enlaça gentiment, comme une amoureuse son amant, et le posa doucement au sol. S'il était tombé au bas de la muraille, l'alarme aurait sans doute été donnée.

Deux autres gardes furent éliminés un peu plus loin, silencieusement et sans pitié, tandis que les autres Ioniens franchissaient le mur. Redescendus de l'autre côté, les neuf s'élancèrent comme s'ils ne faisaient qu'un, traversèrent une cour comme une flèche et escaladèrent la muraille intérieure.

Chacun d'eux connaissait sa cible, tous maîtrisaient parfaitement le plan de la forteresse. Les Noxiens en étaient les occupants, pas les bâtisseurs.

Les neuf grimpèrent jusqu'au chemin de ronde, où ils évitèrent deux paires de sentinelles. Ils s'accroupirent dans l'ombre de la falaise de pierre sur laquelle Fae'lor s'adossait et ils ne firent plus qu'un avec les ténèbres.

À cet instant, un cri retentit depuis les docks.

Okin jura intérieurement. « Ils savent que nous sommes là », siffla-t-il.

« J'espérais qu'on serait plus avancé avant qu'ils ne découvrent le premier corps », dit Sirik, « mais ça ne change rien. Nous continuons selon le plan. »

Le premier cri fut suivi d'autres et le tocsin se mit à retentir dans la forteresse.

« C'est l'heure de la diversion », dit Sirik. Elle ferma les yeux et fit taire ses pensées. Avec les yeux de l'esprit, elle visualisa le cristal noir qu'elle avait caché à bord du navire de guerre noxien et elle se concentra pour lui donner vie.

Elle n'était pas mage ni invocatrice, mais comme beaucoup de ses compatriotes, elle pouvait, jusqu'à un certain point, ressentir et manipuler la magie de cette terre. Son don était modeste, semblable à celui des paysans de son village qui injectaient un peu de magie dans leurs cultures. Les étrangers trouvaient cela choquant, mais parmi son peuple, ces petits talents n'avaient rien d'inhabituel ni rien d'effroyable. C'était comme être capable de siffler ou de bouger les oreilles : certains le pouvaient, d'autres pas.

Sirik approfondit sa respiration et intensifia sa concentration, encourageant la pierre de feu à faire ce qu'il était dans sa nature de faire.

Le don de la jeune femme était peut-être mineur, mais l'effet ne le fut pas. Bien sûr, cela tenait à la nature volatile de la pierre de feu plus qu'à son pouvoir, mais le résultat fut tout de même impressionnant.

Dans le port, la Chasseresse Pourpre explosa, illuminant la nuit d'un immense champignon de flammes. Les soldats qui actionnaient le tocsin de Fae'lor se figèrent avant de se tourner vers le brasier qui venait de se déchaîner.

Sirik rouvrit les yeux. « Allons-y », dit-elle.


Kalan avançait sur le quai de pierre, flanqué de ses gardes, ses trois queues sifflant dangereusement.

« C'est le travail de saboteurs ioniens, j'en suis sûr, monseigneur », dit un officier nerveux qui trottinait pour rester au niveau de son supérieur. « Une explosion de poudre noire, probablement. »

Kalan s'immobilisa et fronça les sourcils en observant le chaos sur les quais.

La Chasseresse Pourpre avait été entièrement détruite. Ce qu'il restait de sa coque de bois brûlait toujours. Trois autres navires, trop proches, étaient également enflammés et, tandis que les équipages luttaient pour éteindre les flammes, Kalan pouvait voir en un coup d'œil qu'au moins l'un d'eux était définitivement perdu. Il grogna de frustration.

« Nous avons sécurisé les docks et organisé une fouille méthodique des autres navires », dit l'officier nerveux. « S'il y a d'autres explosifs, nous les trouverons. »

Kalan l'ignora, les yeux plissés. Il mit un genou à terre et gratta le sol avant de relever la main et de renifler.

« S'ils sont toujours là, monseigneur, nous les trouverons », reprit l'officier, visiblement gêné par le silence de son supérieur. « Mais je pense qu'ils sont partis depuis longtemps. »

Kalan se redressa et tourna le dos à la mer pour observer les murs de la citadelle.

« Ce sont des lâches », remarqua l'officier. « Ils savent qu'ils ne peuvent nous vaincre en nous assiégeant, alors ils tentent de s'en prendre à nous autrement. Mais ils ne parviendront à rien ! Nous sommes Noxus ! Nous… »

« Silence », gronda Kalan. Il regarda l'officier pour la première fois, sans jamais cligner de ses yeux jaunes. L'homme pâlit sous ce regard et sembla se ratatiner un peu, comme un crapaud se terrant dans son trou. « C'était une pierre de feu, pas de la poudre noire. Et ils sont toujours ici. Ce n'était pas l'acte de lâches. »

L'officier ouvrit la bouche sans rien dire, comme un poisson hors de l'eau. « Non ? » parvint-il finalement à articuler, dans un murmure aigu.

« Non. » Kalan s'éloigna en direction de la forteresse de Fae'lor. « Ceci n'est qu'une diversion. »

Kalan bouillait. Il s'occuperait plus tard de cet imbécile. Pour le moment, il avait plus important à faire.

« Ils se rendent à la Fontaine des rêves. »


Sirik garda sa main fermée sur la bouche du Noxien jusqu'à ce qu'il cesse de se débattre et elle laissa tomber au sol son corps sans vie. Elle essuya sa dague ensanglantée sur sa tunique et jeta un coup d'œil autour d'elle. Son frère et les autres s'occupaient des derniers Noxiens de l'étage inférieur de la tour.

Ils touchaient au but. Une haute et large aiguille de pierre s'élançait vers le ciel nocturne dans la cour, au-delà de leur position, et Sirik leva les yeux vers son sommet. Une structure protubérante, masquant les étoiles, marquait leur objectif.

Les tocsins sonnaient dans tout Fae'lor.

Sirik conduisit le groupe dans la cour, s'éloignant de la tour pour foncer vers les marches de pierre taillées sur la paroi de la falaise. Peu importe qui les voyait à présent. L'heure des subterfuges était passée. Désormais, leur meilleure alliée, c'était la vitesse.

Des cris éclatèrent au-dessus de leur tête et des flèches plurent sur les Ioniens tandis qu'ils traversaient l'espace à découvert. Aucune ne toucha sa cible et toutes rebondirent sur les pavés à leurs pieds. Quelques gardes émergèrent d'une porte proche et coururent pour les intercepter. Sirik et ses compagnons ne ralentirent même pas et dégainèrent leurs armes : épées courbes, faucilles, fléchettes empoisonnées et éventails de lames. La seconde suivante, ils étaient au milieu des Noxiens, glissant sous les coups ou bondissant au-dessus, dansant au milieu d'eux, faisant partout gicler le sang.

Le premier Ionien tomba à son tour, la nuque fracassée par un coup de hallebarde. Sirik enfouit sa douleur au plus profond d'elle, s'enfonçant dans les rangs ennemis aux côtés de son frère, laissant derrière un sillage sanglant.

Ils atteignirent les marches inégales, qui étaient bien plus anciennes que la forteresse elle-même, et commencèrent à les gravir à toute vitesse. Les lampes votives taillées dans la roche, de part et d'autre, restaient éteintes.

Avant la prise de ce lieu saint par les troupes noxiennes, elles étaient allumées jour et nuit.

Un autre Ionien périt, deux flèches dans la poitrine. Sans un bruit, il chuta dans la cour. Ses camarades grimpaient toujours le chemin qui montait en spirale sur le flanc de l'aiguille rocailleuse. D'autres flèches s'écrasèrent contre le mur de pierre, mais aucun autre Ionien ne fut touché.

Sans avoir ralenti, ils achevèrent leur montée. Pour tout avertissement, Sirik aperçut un reflet sur du métal. Elle effectua, par instinct pur, un roulé-boulé. Une lance projetée avec force la frôla avant de s'enfoncer dans la poitrine d'un de ses compagnons. Soulevé par le choc, l'Ionien chuta dans le vide.

Deux gardes, un homme et une femme, se trouvaient devant l'entrée de l'autel posé en haut de l'aiguille. Tous deux étaient immenses, sanglés dans une lourde armure noire, équipés de grands boucliers et de fendoirs crantés.

Les six derniers Ioniens attaquèrent ensemble, courant, sautant et virevoltant vers les Noxiens, toutes lames dehors.

À toute vitesse, Sirik courut verticalement sur la paroi avec agilité et bondit assez haut pour enfoncer ses courtes lames dans la nuque de la femme, pendant que son frère attaquait au niveau du sol. Okin roula pour esquiver un coup brutal et se redressa derrière le deuxième garde. Il le frappa à la jambe et le géant chancela. Sirik s'élança dans l'air une nouvelle fois, une lame dans chaque main, et creusa deux profondes entailles dans la chair du Noxien.

L'homme ne tomba pas. Sirik atterrit avec souplesse dans une position accroupie, une main au sol pour l'équilibre, mais le guerrier blessé rugit et jeta à terre l'un des dépossédés de toute la force de son bouclier. Avant que Sirik ne puisse intervenir, la brute enfonça le bord de son bouclier dans le cou de son camarade, le tuant instantanément.

L'autre Noxienne semblait tout aussi difficile à éliminer. Elle soufflait et s'ébrouait comme un taureau blessé, alors que ses blessures ouvertes auraient abattu la plupart des combattants.

Okin frappa entre ses côtes, au défaut de son armure, et esquiva lestement tandis que l'ennemie se tournait vers lui. Sirik fonça, portant un nouveau coup. La Noxienne pivota vers elle et ce fut un autre Ionien, prenant sa place, qui attaqua de nouveau par-derrière. En meute, ils combattirent sans pitié la large proie, jusqu'à ce qu'elle tombe à genoux, sa vie gouttant en traînées de sang sur la pierre. La Noxienne cracha des injures pendant quelques secondes, puis tomba face contre terre et s'immobilisa.

Son compagnon poussa un rugissement de douleur et de colère, et il trancha l'un des dépossédés d'un mouvement brutal de son fendoir. Puis il courut vers sa compagne morte, se laissa tomber à genoux et serra le cadavre dans ses bras. Toute son énergie combative l'avait quitté et il laissa monter dans la nuit un ululement de désespoir.

Okin et les autres l'encerclèrent pour porter le coup de grâce, mais Sirik secoua la tête. « Laissez-le tranquille. Venez. Finissons-en. »

Le Noxien ne comprit pas ses mots, mais sut quelle était son intention. Il leva des yeux noyés de douleur et se remit sur ses pieds, arme en main. Puis, avec une vocifération, il se lança sur Sirik. Il fut aussitôt massacré, comme il s'y était sans doute attendu, et son corps tomba à côté de celui de sa camarade. Dans un dernier souffle, il tenta de la toucher, puis ne bougea plus.

Sa mort affligea Sirik, bien qu'il fût un ennemi. Étaient-ils de la même famille ? Amants ? Amis ? En respirant profondément, elle repoussa ces questions, pour se concentrer sur sa mission.

Elle conduisit les quatre dépossédés restants vers l'autel que son peuple appelait le Dael'eh Ahira : la Fontaine des rêves.


Fae'lor n'avait pas été pensé comme une forteresse, à l'origine. C'était, au contraire, un centre de formation et de paix où les plus doués des jeunes Ioniens venaient de tout le pays pour apprendre à mieux canaliser leurs dons naturels. Tout cela avait pris fin bien avant la naissance de Sirik et l'île qui n'avait été naguère que vie, étude et paix était devenue une prison. Presque aucune végétation ne poussait désormais autour de la forteresse, seulement des buissons secs et épineux et du lichen gris. La faune, les oiseaux, si abondants sur les îles voisines, n'étaient plus représentés ici que par les corbeaux et les corneilles venus avec les Noxiens.

Tout le temps que Sirik avait passé ici, avant l'invasion, elle n'avait été qu'une sentinelle chargée de protéger le Dael'eh Ahira. C'était le devoir des gardes de s'assurer que celle qui était retenue à l'intérieur ne serait jamais relâchée.

Sirik mena le groupe dans les ténèbres, à l'intérieur de la roche, et ils descendirent dans le noir, tenant une sphère de verre remplie d'insectes lumineux pour éclairer la pénombre. Sirik frissonna. La température tombait au fur et à mesure qu'ils progressaient.

Les marches de pierre étaient glissantes de moisissure, mais elle ne ralentit pas. Les Noxiens seraient bientôt là, en force. Aucun des dépossédés n'escomptait revenir vivant de la mission. Tout ce qui comptait, c'était d'accomplir leur tâche et de mettre fin à la menace emprisonnée dans la Fontaine des rêves une fois pour toutes.

Ils atteignirent enfin le cœur du Dael'eh Ahira, se laissèrent glisser sur la roche inégale pour descendre les trois derniers mètres et atterrirent avec un bruit d'éclaboussure dans l'eau croupie qui recouvrait le sol.

Autrefois, l'autel avait été splendide, mais il avait souffert irréparablement.

C'était là qu'était emprisonnée celle qu'ils avaient gardée tant d'années.

Celle que Sirik était venue tuer.

Kalan sauta en bonds puissants jusqu'au sommet de l'aiguille de pierre, laissant loin derrière lui les soldats qui l'accompagnaient. Il arriva seul au pic, et grogna de frustration en voyant les cadavres qui s'y trouvaient : deux Noxiens et deux Ioniens.

Sans attendre ses soldats, il plongea dans le Dael'eh Ahira. Ses prunelles de félin s'ajustèrent immédiatement à la pénombre. Il suivait l'odeur des humains qui imprégnait l'air.

Kalan, silencieux sur ses coussinets, commença la chasse.


La forêt qui s'assombrissait était riche en splendeurs, mais la fille n'en voyait rien en suivant le chemin venteux sur lequel elle trébuchait.

Des insectes lumineux dansaient dans le crépuscule, laissant un sillage de luminescence, mais elle les chassa sans se préoccuper de leur grâce évanescente. Les yeux baissés, elle heurta une pierre et l'envoya rouler parmi les racines qui rampaient sur son passage, aveugle au magnifique coucher de soleil qui flamboyait à travers la canopée. Les délicats pétales violets d'une nocturnelle s'ouvrirent pour offrir son lumineux pollen à la chaleur de la soirée, mais la fille arracha la fleur en passant.

Son visage brûlait de honte et de colère. Elle souffrait encore de la réprimande de sa mère et le rire de son frère et de tous les autres la poursuivait.

Elle fit une pause, jeta un regard en arrière sur les pétales déchirés et elle fronça les sourcils. Il y avait quelque chose de familier dans tout cela… comme si elle l'avait déjà…

Des formes sombres apparurent à la périphérie de sa vision, et elle regarda autour d'elle, essayant de mieux voir. Ils étaient quatre, mais elle ne pouvait les discerner que si elle ne les regardait pas directement.

Ses sourcils se froncèrent de confusion. Ce n'était pas censé se passer comme ça.

Quelque chose n'allait pas.


Sirik et ses trois compagnons se tenaient en cercle, regardant à leurs pieds une section d'eau plus profonde. Une femme se tenait là, sous la surface. Ses longs cheveux blancs flottaient autour d'elle comme des herbes.

Syndra. C'était son nom, et il ne parlait que de destruction, de colère et de peurs les plus noires. C'était un nom qu'on maudissait toujours, dans toutes les provinces.

Sirik retira la capuche qui camouflait son visage. Les délicats tatouages indigo qui entouraient ses yeux semblaient se tortiller dans la lumière vacillante de sa boule de verre. Les autres enlevèrent aussi leurs capuches. Tous portaient des tatouages similaires sur le visage, des marques qui les désignaient comme gardiens de Fae'lor. Ils regardaient Syndra, les traits durs.

Les racines d'un arbre ancien, qui seules empêchaient les pierres immenses de s'effondrer sur cette grotte déjà à demi écroulée, s'enroulaient autour de ses membres. Elles la berçaient comme une mère aimante, ou elles la maintenaient prisonnière, selon le point de vue. On aurait pu la croire morte, mais sa poitrine bougeait au rythme de sa respiration.

Syndra n'avait pas l'air dangereuse, mais Sirik savait qu'il ne fallait pas s'y fier. C'était la femme qui avait détruit le temple autrefois paisible au cœur de Fae'lor. Seul l'esprit de la terre avait réussi à la contenir, en la noyant à cet endroit, en la maintenant dans cette étrange existence suspendue.

Sirik avait demandé à son mentor, une fois, pourquoi on laissait Syndra vivre. Pourquoi ne mettait-on pas fin à son existence, à la menace de son réveil ? Son vieux maître avait souri et lui avait demandé pourquoi la terre la maintenait en vie, si elle voulait sa mort ? Sirik n'avait rien à répondre à ça. Ni à l'époque, ni aujourd'hui. Son mentor parlait d'équilibre, mais il était mort, tué par une épée noxienne, avec presque tous ceux qui avaient servi ici, geôliers de cette femme qui, elle, était toujours en vie. Où était l'équilibre là-dedans ?

Tant qu'elle vivait, Syndra était une menace. Aussi longtemps que Sirik avait monté ici la garde avec ses camarades, cette menace avait été contenue. Mais maintenant qu'il était sous contrôle noxien… Ces idiots finiraient par la libérer, accidentellement ou dans une tentative imbécile pour utiliser sa puissance de destruction.

Syndra représentait un danger bien trop grand. Elle devait périr. Ce soir.

Sirik jeta son globe lumineux à son frère et pénétra dans l'eau profonde, lame en main.

« Attends », dit Okin.

« Nous n'avons pas le temps, jeune frère. Les Noxiens seront là d'une minute à l'autre. Nous devons en finir maintenant. »

« Mais c'est peut-être l'arme dont nous avons besoin contre eux ! »

Sirik s'immobilisa, puis se tourna lentement vers son frère avec une expression d'incrédulité.

« Elle est ionienne, après tout. Elle pourrait devenir une alliée majeure. Avec elle, nous pourrions chasser Noxus d'Ionia, une fois pour toutes ! »

« Et après, jeune frère ? Tu crois qu'elle sera contrôlable ? »

« Nous n'aurions pas besoin de la contrôler. » Okin fit un pas en avant, la voix remplie de passion. « Nous pourrions frapper au cœur de Noxus ! Nous pourrions… »

« Tu es un idiot, jeune frère », interrompit Sirik avec un accent de dérision. Elle se remit en marche vers Syndra.

« Je ne peux pas te laisser faire ça, grande sœur. Nous ne le pouvons pas. »

Sirik réalisa alors que son frère et ses compagnons s'étaient répartis autour d'elle, armes en main. « Tu ne peux pas me laisser faire ça ? » demanda-t-elle.

« Ne nous force pas à t'en empêcher, grande sœur. »

Le regard de la jeune femme passa de l'un à l'autre, jugeant la distance qui les séparait, se demandant si elle pourrait tuer Syndra avant qu'ils ne l'atteignent. Ce serait serré.

« Je ne vous force à rien du tout. Nous sommes venus mettre fin à une menace qui pèse sur Ionia. Pas la libérer. »

« Ça pourrait être notre chance de… »

« Non », dit Sirik. « Tu ne comprends vraiment pas ? Ce sont ces divisions au sein d'Ionia qui nous tuent, et c'est pain bénit entre les mains de Noxus. Nous sommes tous divisés, nous nous disputons et nous travaillons les uns contre les autres, alors que nous devrions œuvrer ensemble. »

« Alors œuvre avec nous », supplia Okin.

Sirik désigna la silhouette immobile de Syndra. « Elle est une plus grande menace pour cette terre que Noxus. Penser autrement est un réflexe de désespoir. »

« Cesse de t'entêter, pour une fois dans ton existence ! »

« Tu ne me convaincras pas, jeune frère. Alors, quoi ? Vous allez me tuer ? »

« Je t'en prie, je ne veux pas en arriver là. »

Tous les quatre restèrent immobiles une seconde. Aucun n'était prêt à laisser la situation se détériorer.

Puis une ombre se détacha des ténèbres environnantes et jaillit vers eux.

Sirik cria un avertissement et fit un pas vers l'avant. Ce geste trompa Okin et ses deux compagnons. Ils levèrent leurs armes, convaincus qu'elle attaquait. L'un jeta une paire de lames d'un mouvement du bras, à l'instinct et sans réfléchir.

Sirik esquiva la première dague, mais la deuxième l'atteignit, s'enfonçant profondément dans son épaule. La jeune femme siffla de douleur et trébucha vers l'arrière, avant de tomber lourdement dans l'eau.

L'attaquant de Sirik ne comprit que trop tard que la vraie menace était derrière lui. L'Ionien fut soulevé du sol, une lame traversant sa poitrine de part en part. Puis il fut jeté de côté et l'attaquant se tourna vers Okin.

C'était un Vastaya, vêtu d'une armure noxienne, et il rugit, la gueule ouverte pour révéler ses crocs de prédateur. Le bruit fut répercuté par l'écho de la grotte.

Sirik, qui essayait de se remettre sur pieds, le reconnut immédiatement. C'était Kalan, le traître honni du Placidium, qui s'était détourné de son peuple et d'Ionia pour combattre avec l'ennemi. Pour denier de sa trahison, il avait reçu Fae'lor, comme un os jeté à un toutou apprivoisé. Son frère et elle avaient perdu beaucoup d'amis sous ses coups.

« Laquais de Noxus ! » cracha Okin, qui était fléchi très bas, l'arme prête. « Tu as trahi ton peuple ! Tu as trahi Ionia ! »

Kalan eut un rire amer en avançant vers Okin. Des griffes rétractiles sortirent de ses doigts et de ses avant-bras.

« Ionia n'existe pas. Elle n'a jamais existé. Un millier de cultures mortelles dispersées sur les Terres premières, chacune avec ses propres croyances, ses coutumes, son histoire et ses querelles. Votre peuple n'a jamais été unifié, n'a jamais été un. »

« Alors il est peut-être temps que cela change », dit Okin. « En attendant, tu as choisi le parti des perdants. »

« Des perdants ? La guerre est loin d'être finie, mon garçon », dit Kalan.

Avec une grimace, Sirik arracha la dague plantée dans son épaule. Son sang coula dans l'eau comme un ruban de soie emporté par la brise. Elle fit tournoyer le couteau dans les airs et le rattrapa par la lame, Avant de le propulser sur le traître qui approchait d'Okin.

Le coutelas s'enfonça profondément dans son cou, mais Sirik se maudit, car elle n'avait pas visé tout à fait juste. Le coup n'était pas mortel. Okin et son dernier compagnon profitèrent néanmoins de l'occasion et se jetèrent dans la mêlée.

Okin se rua vers l'avant, mais son attaque fut détournée du plat de la main par Kalan, qui repoussa son assaillant d'un coup rapide. Le dernier dépossédé approchait rapidement sur le flanc, ses éventails de lame tranchant l'air, mais le Vastaya, même blessé, était trop rapide et trop puissant.

Il se balança d'un côté puis de l'autre, sans éviter totalement le tranchant des lames. Puis il se fendit et attrapa son adversaire par la tunique des deux mains, avant de le projeter tête la première contre un mur. Un craquement horrible retentit lorsque sa nuque se brisa.

Kalan tourna ses yeux jaunes de chat vers Okin.

Sirik était trop loin pour l'aider, elle le comprit instantanément. Elle décida de se précipiter vers Syndra. Elle allait faire ce qu'elle était venue faire. Elle n'avait jamais espéré revenir vivante de cette mission, mais elle refusait que leur mort soit inutile.

Elle entendit le cri de défi de son frère et le rugissement du Vastaya, mais elle n'osa pas regarder en arrière. Elle plongea plus profondément dans l'eau et serra les doigts d'une main autour de la gorge de Syndra. Sa peau était chaude au toucher. Dans son autre main, sa lame était prête à infliger le coup de grâce.


Ce n'est pas censé se passer comme ça.

Quelque chose n'allait vraiment pas.

La fille entendait le bruit de la forêt autour d'elle. Elle voyait les racines distordues et les dernières couleurs du crépuscule au-delà de l'épaisse canopée.

Pourtant, dans le même temps, elle percevait des cris et des rugissements, mais étouffés, comme s'ils lui parvenaient de loin… ou à travers un filtre d'eau ?

Pendant un moment, elle sentit sa gorge se remplir de liquide et la panique s'emparer d'elle. Elle était en train de se noyer ! Mais non, c'était impossible. Elle était là, une enfant dans la forêt aux abords de son village. Il n'y avait pas d'eau, là où elle était.

Une silhouette indécise apparut devant elle, comme une terreur nocturne prenant une forme irréelle. Elle sentit une pression sur sa gorge et elle lutta pour retrouver son souffle.

Ses yeux clignèrent. Elle aperçut une jeune femme dont le visage était couvert de tatouages. La vision était étrange, cependant, vague, comme si elle observait cet être à travers la surface de l'eau. Une main fermée sur sa gorge l'étouffait et une lame était levée, prête à plonger dans…

Non.

Elle était de retour dans la forêt. Ça ne pouvait être qu'un rêve déplaisant. Elle venait de courir jusqu'ici, remplie de honte et de colère. Elle venait se réfugier, pour calmer la rage qui montait en elle.

Non, non, ça, elle l'avait déjà fait. Encore et encore, des centaines, des milliers de fois. Revivant sans fin ce moment.

Et si c'était ça, le rêve, et si l'autre vision était réelle ?

Les ténèbres de la haine et de la colère de Syndra explosèrent en elle.

Et elle se réveilla de son rêve sans fin.


Sirik vit les yeux de Syndra s'ouvrir.

Avec un cri désespéré, elle tenta de la poignarder, mais sa lame resta en l'air. Elle était maintenue par une force aussi soudaine qu'invisible. Sirik lutta désespérément, mais ses efforts étaient vains. Elle était aussi impuissante qu'un chaton dans la bouche de sa mère.

Syndra se libéra des racines qui maintenaient ses membres depuis tant d'années et émergea, respirant à pleins poumons. Elle s'éleva dans les airs, plusieurs mètres au-dessus de la surface du bassin, qui luisait et tremblait en dessous d'elle. La puissance des ténèbres irradiait de sa main tandis qu'elle hissait Sirik à sa hauteur, et ses yeux brûlaient d'un feu glacial.

Sirik ne pouvait que regarder, à la fois horrifiée et fascinée : elle vit un casque (une couronne peut-être) croître sur la tête de Syndra. Elle s'entortillait autour de son front, comme si les ténèbres prenaient vie, et forma une paire de longues cornes incurvées. Une perle d'ombre pure se créa en son centre, devint aussi dur qu'un diamant, et elle brûlait de la même puissance qui irradiait en vagues de Syndra.

Sirik se tordait dans les airs et son frère Okin se libéra de la prise de Kalan. Ce faisant, il vit Syndra et son expression trahit terreur et émerveillement. De son côté, le Vastaya semblait pétrifié, les lèvres félines retroussées en un sifflement continu, les yeux écarquillés.

Avec un horrible bruit de succion, trois orbes de ténèbres se matérialisèrent dans l'air autour de Syndra et commencèrent à tourner lentement autour d'elle. Ils semblaient absorber les maigres lueurs de la grotte et l'âme de Sirik qui sentait une ignoble sensation de dégoût et de désespoir s'emparer d'elle.

« Combien de temps ? » demanda Syndra, sa voix cassée de n'avoir pas été utilisée si longtemps. « Combien de temps suis-je restée emprisonnée ici ? »

« Des années », cracha Sirik. « Des décennies. Nous aurions dû te tuer depuis longtemps. »

Elle sentit la haine de Syndra jaillir comme si on la poignardait, et elle manqua de s'étrangler. Puis Syndra grogna de fureur et propulsa Sirik contre le mur de la grotte.

La dépossédée frappa la paroi à six mètres de là et elle tomba lourdement, douloureusement au sol. Puis le regard noir de Syndra se tourna vers Okin et le Vastaya.

Sirik grimaça de douleur. Sa jambe gauche et plusieurs de ses côtes étaient cassées et elle dut lutter pour se redresser. Elle se mit à hurler en voyant son frère Okin avancer dans l'eau, les mains ouvertes comme une prière.

« Non, jeune frère… » prononça-t-elle faiblement.

« Je ne suis pas ton ennemi ! » appela Okin. « Nous sommes tous les deux des enfants d'Ionia ! Joins-toi à nous ! »

Syndra baissa les yeux vers lui, le regard palpitant de puissance.

« Les Noxiens ont attaqué nos terres, massacré notre peuple ! » continua le garçon. « Nous les avons repoussés, mais ils ont toujours une tête de pont sur nos terres ancestrales. Ils n'en ont pas encore fini avec nous ! Ionia est divisée et vulnérable ! Tu dois nous aider ! Aide-nous à combattre cette nouvelle tyrannie ! »

« Je ne sais pas qui sont ces Noxiens dont tu me parles », répliqua Syndra. « Mais s'ils tuent ceux de mon peuple, je devrais peut-être les en remercier. La seule tyrannie que j'aie jamais connue, c'était celle des miens envers moi. »

Le visage d'Okin devint un masque d'horreur. Peut-être réalisait-il enfin sa naïveté. Il tomba à genoux, vaincu.

Avec un son assourdissant, Syndra invoqua une autre sphère noire qui manifestait toute son amertume, son ressentiment, sa colère. Elle plana au-dessus de sa main en tournoyant lentement.

« Et si tu es Ionien, tu es mon ennemi », ajoura Syndra.

Sirik hurla, mais elle ne pouvait rien faire. D'un geste du poignet, Syndra propulsa l'orbe vers son frère, puis à travers son frère. Il hoqueta. La couleur avait quitté ses joues quand il tomba et fut englouti par l'eau.

Kalan attaqua alors, jaillissant de l'ombre, toutes griffes dehors. D'un autre geste de la main, Syndra propulsa les sphères qui tournoyaient autour d'elle dans sa direction et le rejeta en arrière.

« Toi… » dit Syndra, plissant les yeux comme pour mieux se rappeler. « Je reconnais ton âme. Ton ombre était dans mes rêves. » Son expression devint encore plus dure. « Tu étais mon geôlier. C'est toi qui me gardais enfermée ici. »

De là où elle était, Sirik vit le Vastaya se redresser sur un genou.

« Tu es une abomination », siffla-t-il.

La main de Syndra s'éleva et la créature fut hissée dans les airs.

Les eaux de la Fontaine des rêves bouillonnaient et Sirik vit que les racines qui avaient si longtemps capturé Syndra se tendaient vers elle pour la reprendre.

« Tue-moi, alors ! » grinça Kalan. « Mais fais-le en sachant que tu ne trouveras jamais la paix. Où que tu ailles, tu seras haïe et pourchassée. Tu ne vivras jamais libre. »

« Te tuer ? » dit Syndra, la bouche tordue de rage. « Non. Ce serait un sort trop doux pour toi. »

Avec un mouvement du bras, Syndra précipita Kalan dans l'eau, au milieu des racines agitées. Par réflexe, elles se refermèrent sur lui. Il hurla, des bulles d'air bouillonnant autour de lui… et il s'immobilisa.

Sirik regarda Syndra avec défi, sachant qu'elle n'avait sans doute plus que quelques moments à vivre, mais, à sa surprise, la puissante sorcière ne s'intéressa pas à elle. Syndra tourna son regard vers le haut. Ses deux mains vibraient d'énergie noire. En hurlant, elle les leva. La pierre craqua et une pluie de poussière et de cailloux tomba dans le bassin.

Avec un violent geste de ses bras, dans une explosion assourdissante, Syndra fissura la voûte au-dessus d'elle. D'énormes morceaux de pierre tombèrent autour d'elle, frappant le sol avec une force titanesque, et Sirik essaya désespérément de se tasser contre le mur, chaque mouvement réveillant l'atroce douleur dans sa jambe et ses côtes.

Les étoiles scintillaient et Syndra commença à s'élever, flottant vers la liberté. Elle jeta un regard, une fois, vers la silhouette immergée et immobile de Kalan, ligoté par les racines.

« C'est à ton tour de rêver, geôlier », murmura-t-elle et, d'un grand mouvement du bras, elle l'ensevelit sous les roches tombées du plafond.

Gémissant à chaque mouvement, Sirik rampa un peu plus loin, certaine qu'elle allait être écrasée…


L'île tremblait comme si un séisme la secouait. Cela continua pendant une éternité.

Et puis, quand cela cessa, un silence étouffant enveloppa Fae'lor.

Sirik sortit de la pénombre, inspirant une grande bouffée d'air frais. Et, les yeux écarquillés par le choc, elle vit. La moitié de la forteresse avait disparu.

Elle tourna son regard vers le ciel. Tout d'abord, elle ne vit que des ténèbres là où il y aurait dû avoir des étoiles. Soudain, elle comprit que ce qu'elle voyait était en fait la silhouette des remparts et des plus hautes tours, suspendus dans les airs sur fond de ciel nocturne. La forteresse ne s'était pas effondrée dans la mer, elle avait été arrachée à l'île et hissée dans les cieux.

Sirik regardait, bouche bée. Elle savait que Syndra était puissante. Mais à ce point ? Elle n'aurait jamais pu imaginer un tel pouvoir.

Sirik vit alors que l'un des navires de guerre noxiens était arraché au port et soulevé à son tour. Les hommes tombèrent du pont en grappes et se fracassèrent sur les rochers. Puis le vaisseau retomba sur deux autres bateaux qu'il réduisit en miettes. La destruction prenait des proportions de catastrophe.

Le château dans le ciel commença à dériver vers le nord. Seule au sommet du Dael'eh Ahira, Sirik le regarda partir jusqu'à ce que les premiers rayons de l'aube percent à l'horizon.

Le poids de la nuit pesait sur ses épaules. Son frère et les derniers gardiens de Fae'lor étaient morts. Tous, sauf elle.

Alors que la destruction imposée aux Noxiens au cours de la nuit aurait été pour elle, en toute autre occasion, la source d'une grande joie, son cœur était lourd.

Syndra était de nouveau libre.

Ils avaient échoué.


Kalan s'agenouilla, immobile et silencieux, attendant que la prophétesse parle. C'était une petite créature curieuse à la peau violette, une corne unique poussant sur son front. Certains auraient pu la croire de la même espèce que Kalan, les enfants des Vastayashai'rei, mais ç'aurait été une erreur.

La prophétesse appartenait à un peuple beaucoup plus ancien.

Quand elle ouvrit les yeux, ses étranges yeux d'or qui voyaient plus loin qu'ils n'auraient dû, Kalan constata qu'ils étaient pleins de tristesse et son cœur se serra.

« Tu es confronté à un choix impossible », dit-elle d'une voix aussi inaudible que le frémissement des feuilles d'automne.

« Dis-moi ce que je dois faire », fit Kalan.

« Ce n'est pas mon rôle. Deux chemins s'ouvrent à toi, mais tu ne peux en prendre qu'un. Ce que je peux te dire, c'est que les deux mènent à la tragédie et à la douleur. »

Kalan ne frémit pas. « Dis-moi. »

« Le premier chemin. Tu combats les envahisseurs. Au Placidium de Navori, un grand combat aura lieu. Il sera sanglant, mais tu seras victorieux. Tu seras considéré comme un héros. Toi et la lumière de ton cœur vivrez en paix pendant longtemps. Vous serez heureux. Et pourtant, vous survivrez à vos deux petits, qui mourront avant leur heure. »

Kalan inspira beaucoup d'air. « L'autre chemin ? » demanda-t-il.

« Tu combats aux côtés de l'ennemi. Tu ne reverras jamais la lumière de ton cœur ni tes enfants. On maudira ton nom, on te traitera de traître. Ta vie ne sera que ténèbres, amertume et avilissement. Tu seras haï par les tiens et méprisé par les envahisseurs. Après leur défaite au Placidium, tu devras monter la garde sur l'île de Fae'lor et protéger la Fontaine des rêves. Et c'est là que tu resteras. »

« Et mes petits ? »

« Ils vivent. Ils prospèrent. Sur cette terre, ou sur une autre. Mais tu ne verras plus jamais leur visage et, si tu dévies de cette route noire, ils seront perdus. »

Kalan se remit sur pattes. La tristesse était sur le point de le submerger, mais il la contrôla et l'enfouit au plus profond de lui.

Il regarda autour de lui, détaillant l'autel de la prophétesse, et il lui trouva un air étrangement familier… il eut vaguement le sentiment qu'il était déjà venu ici et qu'il avait déjà éprouvé ce sentiment de douleur et de perte.

Il secoua la tête. Être claustré à jamais dans ce moment maudit ? Ce serait un destin pire que la mort.

« Je suis désolée, mon enfant », dit la prophétesse. « C'est un terrible choix que tu dois faire là. »

« Non », dit Kalan. « Il est très simple au contraire. »